Les roses rouges

Les roses rouges


J’ai pris mon canif et mon bâton, mes baskets sont bien fermés sur mes pieds, je suis prêt !
Du haut de mes dix ans, je suis parti pour affronter celui qui coule au sein de ma ville, comme un tentacule de kraken, peuplé de clodos égarés, de chiens énervés et de rats ;
Le canal de l’Ourcq !

Prenant sa source à Mareuil-sur-Ourcq, il se nourrit de quelques villes pour finir de rejoindre le bassin de la Villette à Paris, mais avant il traverse et se dresse au milieu de ma ville comme pour mieux couper Bobigny en deux.
Fait de pont et de berge aux roseaux acérés, longé de cabane à ferrailleurs, d’usines abandonnées, dressées comme des fantômes pour mieux me faire peur.
Mais une autre menace pend au bout de mon nez, son chemin de fer ! Qui pourrait me trancher en deux sans le moindre effort.

Le décor est planté, un endroit hostile pour un gamin de dix ans.
Mais je me dois ce samedi matin d’affronter ses démons, le froid ravive mes craintes.
Je sors de ma cité, je le sens le démon, déjà, je le crains, j’enfonce la tête dans les épaules, le menton dans le cou, mains dans les poches, j’avance vers lui.

Pourquoi je suis là, pourquoi affronter ce canal qui me fait peur !
Je serre fort les pièces de quelques francs que j’ai dans ma poche, mes économies !
J’aurais pu prendre le bus 147 au Pont de la folie pour descendre à l’Église de Pantin, mais les quelques francs que j’ai en poche ne suffirons pas, ils doivent me servir une fois arriver pour acheter les fleurs à celle que j’aime.
Oui ! Le but est d’atteindre la ville de Pantin et son fleuriste pour faire plaisir à celle pour qui mon amour est infini.
Une heure de marche, sans compter le retour, je longe les berges crasseuses, sous les cartons les clodos dorment encore, j’entends de drôles de bruits, ce sont les rats.

Je passe sous le premier pont, comme un trou noir effrayant, il m’engloutit un instant, pour mieux me recracher au cœur de l’hiver froid, mais ensoleillé.

Le deuxième est le pont de chemin de fer, le soleil n’est plus là, il fait place à une longue masse sombre, mon cœur s’emballe, je sursaute, le train de marchandises fait trembler mon corps de son souffle, mes oreilles sont assiégées de décibels infernaux.
Je stoppe un instant terrassé par la frousse, mes jambes me font défaut, je pense à mon objectif, les fleurs pour ma bien-aimée.
Alors avec du courage, je prends mes guibolles à mon cou pour retrouver de l’autre côté les rayons du soleil qui m’attendent comme une trêve.

Le plus dur est derrière moi, mais il faut que j’affronte maintenant le regard noir des ferrailleurs.
Les oreilles éclatées de bruits, un peu fier de ma première bataille, je gonfle le torse pour montrer ma détermination.
Pas bien grand, un peu frêle voir épais comme un moustique, mon physique est l’opposer de mon énergie.
Ils ont beau me regarder de travers, les ferrailleurs ! Rien ne m’arrêtera, je suis déterminé à les acheter ses fleurs.


Je longe les anciens chemins de halage, jette un œil à gauche vers ce liquide verdâtre où navigue parfois quelques péniches, puis discrètement tourne la tête à droite pour m’assurer que les ferrailleurs restent bien tranquilles dans leurs terrains vagues, fait de carcasse en tout genre ; voitures, vélos et vieux frigos.
Courageux ! Mais je ne m’approche pas très près pour ne pas risquer l’affrontement avec ces hommes aux regards noirs et mains énormes.
J’accélère le pas, trop de courage me fait fuir, je m’invente des histoires à n’en plus finir, peuplées à gauche de krakens et à droite d’ogres aux yeux noirs et mains énormes.

La menace dans le dos, se dresse devant moi comme des démons fantasmagoriques, les usines abandonnées, comme un dernier rempart qui me sépare de Pantin.
Le combat ultime ! Bordées, de barbelé acéré et d’orties brûlantes, les usines sont des forteresses peuplées de fantômes et de chiens, tous biens réels.
Je les entends hurler comme des fous, je marche encore plus vite, je le vois le pont ! Ce pont de Pantin, mais les cris des molosses me rattrapent dans une course folle, je perds l’équilibre et tombe dans les orties.
Je serre les dents comme un étau, pas le temps d’avoir mal, je me relève, reprend ma marche courageuse puis dans un élan de force, je me réfugie aux pieds des peupliers où je trouve de l’herbe fraîche pour me poser et admirer mon parcours de courage.
Oui, j’y suis, il me reste à prendre les escaliers pour voir l’avenue où je trouverais enfin le repos de l’église de Pantin.
Mais avant je reprends mon souffle et me targue de mon exploit, je prends ce plaisir comme un petit guerrier, sourire sur les lèvres, je me relève et mime un combat à l’épée comme une danse de victoire.
Après tout cela, les escaliers sont une partie de plaisir, je les avale avec facilité quand en haut se dresse devant moi, enfin l’église de Pantin !
Je sais, je connais le chemin qui me mènera à ma quête, à droite toute !
Mes jambes fines s’envolent sous le vent d’hiver pour me poser devant le fleuriste, où je constate avec stupeur les prix pour quelques fleurs.
Tant pis, je ne me dégonfle pas, je sors de ma poche les pièces de monnaie, grappillées ici et là et je suis prêt, oui prêt !

« Bonjour madame, je voudrais deux roses rouges. »
« Pour offrir mon petit »
J’hésite…
« Oui pour offrir madame »
« Elle doit être belle pour mériter de si belles roses »
Je rougis…
« Heu oui, c’est pour ma grand-mère ! ».